On
peut globalement caractériser le passage de l'oral à
l'écrit par la standardisation, c'est-à-dire la
mise en formes fixes. Même si le concept d'unités
linguistiques discrètes ne semble pas faire défaut
à des langues purement orales, seule la langue écrite
impose (quel que soit d'ailleurs le type de représentation
adopté) un découpage systématique et rendu
conscient de tout message en unités graphiques discrètes.
Cette formalité a pour conséquence un déclin
inéluctable de la variabilité. Quel que soit le
degré d'unification d'une communauté linguistique,
l'oral reste indissolublement marqué de spécificités
individuelles (sexe, âge, état de santé, état
de tension du locuteur) et sociales (origine géographique,
appartenance sociale du locuteur). Le message oral peut même
porter les marques de la relation entre le locuteur et l'interlocuteur.
Par contraste, l'écrit est beaucoup plus universalisant
et s'il porte des marques d'origine sociale (fautes d'orthographe,
par exemple), c'est dans ses "ratées" et non intrinsèquement.
D'une façon générale, les sociétés
humaines " graphématisées " admettent beaucoup plus
facilement les variations orales que les variations écrites.
La variation dialectale est courante dans les pratiques langagières
orales de toutes les communautés humaines. Elle n'a pratiquement
pas d'équivalent à l'écrit.
La
mémoire des sociétés orales ne fonctionne
pas de la même façon que celle des sociétés
graphématisées. Plus précisément,
elle est sujette à un phénomène aisément
observable dans la vie quotidienne : lorsqu'on demande à
quelqu'un de restituer le plus fidèlement possible une
conversation quelconque, le sujet restitue presque toujours une
glose fidèle au contenu du message, mais généralement
peu à sa forme. Les sociétés orales
sont des sociétés où la restitution des messages
linguistiques est le plus souvent de l'ordre de "l'à peu
près", et où, par conséquent, la synonymie
(X veut dire ou signifie la même chose que Y) est d'un usage
généralisé. Avec l'écrit s'instaure
au contraire le règne de la "fidélité à
la lettre" et donc de la méfiance à l'égard
de la synonymie, voire de la contestation même de son existence.
Les contes des sociétés orales sont constitués
de thèmes fixes autour desquels chaque récitant
improvise ses variations ; l'institution littéraire tient,
au contraire, pour nécessaire qu'il y ait un texte établi
une fois pour toutes.
L'écriture
conduit à des transformations profondes des pratiques langagières.
L'absence du locuteur, donc le non-partage d'une situation de
référence, oblige à expliciter des paramètres
de l'énonciation laissés implicites à l'oral.
C'est ainsi que le fonctionnement des déictiques se trouve
inversé. Dans l'échange face à face, ils
réfèrent à partir de l'ici et maintenant
du locuteur, de sa position corporelle dans l'espace/temps. Le
locuteur doit être identifié pour que son message
puisse être compris. Dans l'écrit, on n'a pas besoin
d'identifier le locuteur, mais c'est le renvoi du déictique
qui doit être identifié.
L'écrit
laisse sans réplique immédiate : le lecteur ne peut
interrompre le message et s'instaurer comme locuteur. Mais, inversement,
le lecteur ayant tout le temps de revenir sur le message, d'en
interrompre ou de différer la réception, peut mieux
en percevoir la stratégie, les articulations et les faiblesses,
d'où une plus grande liberté face au message écrit
que celle de l'auditeur face à l'oral. L'inscription de
l'oral dans le temps et la "volatilité" du signal exercent
des contraintes sur la complexité des messages. En outre,
le déroulement strictement linéaire du temps impose
sa structure au message oral (linéarité). Par contraste,
l'inscription spatiale de l'écrit et sa nature généralement
"stable" lui permettent une bien plus grande complexité
: les paragraphes fleuves d'un Proust ne sont pas concevables
en dehors du support écrit.